Laisvė de Ieva Narkutė : un hymne à la liberté pour les Biélorusses

Article : Laisvė de Ieva Narkutė : un hymne à la liberté pour les Biélorusses
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8 septembre 2020

Laisvė de Ieva Narkutė : un hymne à la liberté pour les Biélorusses

Ieva Narkutė est une auteur-compositrice-interprète lituanienne. Le 24 août 2020, elle partage sa chanson Laisvė (Liberté) en soutien au peuple biélorusse, devenue l’hymne de la Voie de la Liberté. Origines d’une chanson réalisée en un temps record.

Ieva Narkutė (Ève « Narkouté » en français) naît à Kaunas, la deuxième ville de Lituanie, mais grandit à Šiauliai, dans le nord du pays. Elle est issue d’une famille de musiciens et écrit ses premières chansons vers 15 ans sous le pseudo Jieva.

Elle part à Vilnius suivre des études de psychologie. « Je n’ai jamais pensé que je vivrais en ne faisant que de la musique comme je le fais maintenant depuis 10 ans.

J’ai étudié la psychologie avec tant de sérieux… J’étais vraiment douée pour cela ! J’ai obtenu un master en psychologie clinique. J’aurais dû travailler dans un hôpital psychiatrique. J’ai toujours cru que la musique serait quelque chose de secondaire, comme un passe-temps. »

Ieva Narkutė se présente en lituanien

De la poésie chantée à la « pop de qualité »

Elle commence à faire de la musique professionnellement alors qu’elle étudie encore en master. Elle débute dans de petits festivals de poésie chantée, un genre musical lituanien où des poèmes sont chantés, accompagnés en général d’une mélodie au piano ou à la guitare. Désormais sa musique a évolué.

« Ce n’est pas totalement de la musique pop, mais ce n’est pas totalement cette poésie chantée que nous avons en Lituanie. Aujourd’hui, je suis quelque part entre les deux. Certaines personnes disent que la musique que j’écris est une sorte de « pop de qualité » parce qu’il faut écouter les paroles… J’y prête toujours une grande attention. »

En Lituanie, son nom est connu, tout comme ses chansons «… chaque fois que je dois dire mon nom, on me regarde par deux fois : ‘Ah, c’est vous !’ Ça arrive souvent.»

Des chansons engagées ?

Ieva Narkutė est connue pour ses chansons d’amour, mais possède aussi une image d’auteur-compositrice-interprète patriotique, notamment en raison du célèbre Raudoni Vakarai (Soirées rouges). « Je n’ai pas peur de m’exprimer et de faire savoir aux gens ce qui s’est passé.

Ici, en Lituanie, lorsque je m’exprime à haute voix sur un sujet, on y prête attention. Je ne le fais pas souvent, je choisis vraiment ce dont je veux parler. Vous ne me verrez pas parler tous les jours de toutes les questions ou de toutes les affaires politiques qui se sont produites ici et là.

Mais quand j’écris une chanson sur un tel sujet, cela signifie que je ressens vraiment quelque chose de fort à propos de ce qui se passe. C’est la seule chose que je puisse faire. Je ne ferai pas de politique, je n’irai pas débattre avec qui que ce soit. Je vais juste écrire une chanson qui va susciter de l’émotion dans le public. Et j’espère que, grâce à cette émotion, le public comprendra mieux la situation dans son ensemble. »

Raudoni Vakarai, la résistance lituanienne en chanson

Ieva Narkutė écrit Raudoni Vakarai pendant sa dernière année au lycée, à l’âge de 19 ans, dans le cadre d’un concours organisé par le Centre lituanien de recherche sur le génocide et la résistance. Des lycéens devaient au choix écrire une chanson, peindre un tableau ou faire un court métrage à propos de la période de résistance qui a suivi l’annexion de la Lituanie par l’Union soviétique, des années 1940 à 1990.

Elle n’est pas compétitrice dans l’âme. « C’est probablement la seule fois où j’ai décidé de participer à quelque chose de similaire. Mais ça s’est plutôt bien passé : j’ai gagné le concours avec Raudoni Vakarai. »

Raudoni Vakarai (Soirées rouges) de Ieva Narkutė

L’histoire familiale de Ieva Narkutė comme source d’inspiration

Elle s’est inspiré de sa propre histoire familiale pour écrire cette chanson. « L’un de mes grands-pères avait et a toujours quatre sœurs. Quand les Soviétiques sont arrivés, son père (donc mon arrière-grand-père) est parti aux États-Unis. Il prévoyait d’y faire venir toute sa famille (sa femme et ses enfants).

Mais les Soviétiques sont arrivés. Il ne pouvait plus revenir en Lituanie et ses proches ne pouvaient pas le rejoindre. Les Soviétiques ont déporté mon arrière-grand-mère et les sœurs de mon grand-père en Sibérie.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, mon grand-père a rejoint l’Armée rouge. Il voulait d’abord rejoindre la résistance, car toute sa famille avait été détruite en une seule nuit, mais son oncle l’en a dissuadé à cause des risques encourus. Au final, ce choix lui a permis de ramener sa mère et ses sœurs de Sibérie en Lituanie.

C’est grâce à lui que ses sœurs vivent encore aujourd’hui. Et lui aussi est toujours en vie. Il aura 92 ans en octobre. »

Tout le monde souffre de cette situation

« Pour ma chanson Raudoni Vakarai, j’ai essayé d’imaginer comment je réagirais si mon père était aux États-Unis et ma mère et mes sœurs déportées quelque part dans la toundra sibérienne…

Quel est ce sentiment ? Encore aujourd’hui je ne suis pas sûre de comprendre… Je pense que nous ne comprendrons jamais parce que c’est inimaginable. Mais on peut essayer de s’en approcher. L’écriture de chansons est une façon de le faire.

En écrivant Raudoni Vakarai, je pensais à ces personnes parties dans la forêt [ndlr : les partisans lituaniens contre l’occupation soviétique se réfugiaient dans les forêts]. Elles étaient toutes très jeunes. Elles avaient 20 ans, même moins.

Pour un résistant, toute la vie est devant : l’amour, les enfants, la famille… Elle prend la décision de tout quitter et d’aller dans la forêt au risque de sa propre vie et de sa santé. Tout est remis en question.

Le maquisard laisse parfois sa bien-aimée, sa famille derrière lui. Il part, rejoint les résistants, et les autres restent dans l’expectative…

C’est cette attente qui m’intéressait le plus parce que tout le monde souffre de cette situation : celui qui meurt, celui qui se bat, celui qui revient après des années de combat, celui qui est déporté dans le camp en Sibérie… Tout le monde souffre.

Celui qui reste chez lui, à attendre, souffre également : il ne sait pas si celui parti reviendra mort ou vivant, et s’il est mort, s’il sera possible d’enterrer son corps d’une manière décente et appropriée. »

Laisvė, hymne à la liberté en soutien aux protestataires biélorusses

En août 2020, presque 15 ans après Raudoni Vakarai, Ieva Narkutė écrit une nouvelle chanson engagée afin de porter son soutien au peuple biélorusse : Laisvė (Liberté, les paroles en français sont ici).

« J’ai écrit Laisvė à la fin de la première semaine qui suivait les élections du 9 août en Biélorussie. C’était évident que les protestations s’amplifieraient. Elles n’allaient pas disparaître… Des choses vraiment horribles commençaient à se produire.

J’étais profondément touchée et émue par ça, car Minsk est si près d’où je viens [ndlr : Minsk est la capitale la plus proche de Vilnius, à 170 km], nous sommes de si proches voisins… Mais aussi le fait d’être si éloignés : à cause du régime, à cause des visas, à cause de toutes les règles et d’autres choses de ce genre… En quelque sorte, nous sommes à la fois proches et éloignés. »

L’Histoire de la Lituanie résonne

« Il y a plus de 30 ans, nous [les Lituaniens] nous réveillions en tant que nation face à ce régime soviétique [ndlr : la Voie balte en 1989 et la proclamation d’indépendance en 1990]. Il est évident que nous avons beaucoup d’empathie pour ce qui se passe en Biélorussie, parce qu’il y a les militaires, les policiers, il y a ce Loukachenko…

Des millions de personnes veulent juste vivre librement, elles veulent juste profiter de la démocratie, faire leurs propres choix et je pense que nous le comprenons très bien. En tant que nation, nous comprenons parfaitement ce qu’ils vivent en ce moment.

Je pense que ce n’est pas une coïncidence si la Voie de la Liberté [une chaîne humaine organisée en Lituanie le 23 août 2020 en solidarité aux protestataires biélorusses] s’est produite en Lituanie. Ce n’est pas possible dans un autre pays. Nous nous sentons proches de nos voisins biélorusses, car nous avons aussi retrouvé notre liberté en tant que nation grâce à des manifestations non-violentes, à des chansons et en nous donnant la main. »

S’est-elle déjà rendu en Biélorussie ? « Non, je n’y suis jamais allée. Et à cause de cette chanson, Laisvė, soit on m’attendrait « à bras ouverts », soit on m’interdirait d’entrer dans le pays pendant 50 ans ou, je ne sais pas, tant que ce salaud de Lukachenko vivra… »

Une chanson réalisée en un temps record

D’habitude, pour Ieva Narkutė, des mois passent entre l’écriture d’une chanson et sa diffusion pour le grand public. Le processus a été considérablement réduit pour Laisvė.

« C’est arrivé si vite parce que c’était si intense, si urgent. Je l’ai écrite le vendredi 14 août. Le lundi, j’étais dans le studio d’enregistrement, j’ai fait l’arrangement. Et le mercredi, la chanson était terminée et remise aux organisateurs de la Voie de la Liberté pour qu’ils puissent l’utiliser pour des vidéos et de la publicité.

Après le concert au château de Medinikai [concert organisé le 23 août, dans un château marquant la frontière avec la Biélorussie, l’une des extrémités de la Voie de la Liberté], nous avons directement pris les images de la télévision pour réaliser le clip pendant la nuit. La vidéo était prête le lundi suivant. Il s’est écoulé 10 jours entre l’écriture de la chanson et la vidéo sur YouTube. »

Ieva Narkutė s’arrête un instant sur cette vidéo réalisée pour accompagner la chanson. « Elle est vraiment puissante car nous avons mélangé ces images de la Voie balte et de la Voie de la Liberté. Je pense que cela a suscité beaucoup d’attention. La plupart des réactions sont vraiment positives. Certains ont dit que, tant d’années après Raudoni Vakarai, voilà enfin une nouvelle chanson sur la liberté et la lutte. »

Laisvé (Liberté) de Ieva Narkutė

Laisvė devient le symbole de la Voie de la Liberté

Ce dimanche 23 août 2020, 50 000 Lituaniens se réunissaient pour former une chaîne humaine de 30 km, de Vilnius à la frontière biélorusse. L’événement se nomme Laisvės kelias, la Voie de la Liberté. Sa chanson Laisvė en devient rapidement l’hymne.

La date n’a pas été choisie au hasard : il y a 31 ans, le 23 août 1989, la Voie balte reliait les capitales des États baltes (Tallinn, Riga et Vilnius). Cette chaîne humaine avait rassemblé 2 millions de personnes sur 687 km, une manifestation pacifique organisée pour demander l’indépendance des pays baltes vis-à-vis de l’URSS.

Intriguée par ces chaînes humaines, je demande à Ieva Narkutė s’il y a d’autres exemples de chaîne humaine dans l’histoire lituanienne. « Eh bien, elles viennent tous les 30 ans ! [Rire] On se dit : « Oh faisons une chaîne humaine ! Ça fait longtemps qu’on n’en a pas eu ! » Non, je ne sais pas… Je ne vis que depuis 33 ans et j’ai déjà connu 2 chaînes. »

Chaîne humaine sous le signe du Covid-19

« Pendant la période de confinement, il n’y avait pas d’événement culturel…  Ça nous a manqué à tous. Je pense que cela a aussi joué en faveur du succès de l’événement, la Voie de la Liberté. Comme on disait : du pain et des jeux ! Nous avons eu du pain pendant quelques mois et maintenant nous voyons que les jeux sont aussi nécessaires pour que l’âme humaine puisse vivre.

Réussir à organiser un tel événement, même en période de pandémie, montre la quantité d’empathie que nous avons en tant que nation.

Mais le fait même que cela se soit produit face à un tel danger, le coronavirus Covid-19, je pense que nous avons fait un excellent travail. Les gens ont vraiment pris au sérieux les instructions concernant la situation sanitaire même s’il n’y avait pas de contrôle. Vous n’allez pas contrôler si toutes les mains portent un gant sur les 30 kilomètres d’une chaîne humaine, main dans la main… »

Concert au château de Medininkai

« Malheureusement, je n’ai pas pu être un maillon de cette chaîne humaine… Je faisais la balance des sons dans le château de Medininkai où je devais chanter le soir même. Mais même si je n’étais pas physiquement dans la chaîne, l’atmosphère de ce jour-là avait quelque chose que je n’avais jamais vécu auparavant. 

Ma plus grande préoccupation était de ne pas me mettre à pleurer en chantant Laisvė sur scène alors que je sais que je suis filmée et que tout le pays regarde. Je ne devais pas devenir trop émotive pour pouvoir interpréter la chanson aussi bien que possible. » Ce soir-là, au château de Medininkai, Laisvė est chanté pour la première fois lors d’un concert retransmis en direct à la télévision.

« C’était vraiment très émouvant. On se sentait en quelque sorte connecté. »

Pour ce concert, Ieva Narkutė  porte une tenue blanche en signe de respect et de solidarité au peuple biélorusse. Le blanc est la couleur des manifestations et de la Biélorussie. Le blanc et le rouge sont les couleurs du drapeau historique biélorusse, changé lorsque Loukachenko est entré en fonction pour gouverner le pays.

Mais Ieva Narkutė conçoit Laisvė comme une chanson universelle. « Je ne vais pas la jouer seulement une fois par an, le 23 août. [Rire] Je n’ai pas mentionné de pays ou de nation dans la chanson et je n’ai pas mis de détails volontairement.

Même si j’ai écrit Laisvė en réponse aux événements de Biélorussie, je voulais l’écrire comme une chanson sur LES libertés pour lesquelles nous nous battons, pour qu’elle puisse être comprise partout dans le monde, dans mon pays, dans ma ville et dans tous les combats que nous avons, même les combats quotidiens. »

Ieva Narkutė et les albums photo « à l’ancienne »

Ieva Narkutė se souvient des albums photo « à l’ancienne » qu’elle avait chez elle enfant. L’un d’eux montre la jeunesse de son père, photographié sur scène, chantant avec des filles, faisant la fête… Un autre regroupe les photos de mariage de ses parents.

Et puis cet album où son père collait au fur et mesure les prospectus, les invitations aux élections, les bulletins de vote, les référendums de l’époque de Sąjūdis (Mouvement réformateur de Lituanie, à la tête de la lutte pour l’indépendance du pays à la fin des années 80) et du réveil en tant que nation, de la Voie Balte.

« Et moi, lorsque j’étais enfant, je feuilletais cet album avec tous ces petits documents, et je me disais : « Oh cool, c’est drôle, c’est le drapeau lituanien… Oh, encore le drapeau lituanien ! Tiens, un nouveau ! » 

Mais en grandissant, j’ai découvert que peu de mes amis avaient de telles archives. Alors que je pensais qu’elles étaient monnaie courante.

Je pense que c’était une normalité dans ma famille et dans mon éducation. Nous avions de l’espace et de la place, même une place physique, pour la liberté, la démocratie et les combats. Je pense qu’à certains égards cela relie tous les points de qui je suis aujourd’hui et ce sur quoi j’écris mes chansons. »

Sur la photo de couverture, Ieva Narkutė chante au festival Untold City, à Vilnius, le 19 août 2020 © Martynas Vitėnas

Photo de Gabrielius Jauniškis
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